Article « Virus, armées et sécuritisation » de Bernard Dreano

Article « Virus, armées et sécuritisation » de Bernard Dreano

Virus, armées et sécuritisation 

A propos de résiliences, d’affaiblissement des services public,

et de prospérité du lobby militaro-sécuritaire

 

 

Bernard Dreano

 

Celui qui excelle à résoudre les difficultés

le fait avant qu’elles ne surviennent.

Sun Tzu[1]

 

Toutes les autorités ont été prises au dépourvu par la pandémie globale COVID19 (Corona Virus Disease 19 – ainsi nommée puisqu’elle a commencé en novembre 2019 en Chine) causée par un coronavirus jusque-là inconnu le SARSCoV2, (SARS comme syndrome respiratoire aigu sévère), qui s’est avéré extrêmement contagieux, même si son taux de morbidité est relativement faible. Depuis le début du XXIe siècle plusieurs épidémies virales importantes avaient déjà sévi et plusieurs personnes avaient annoncé un risque sérieux de pandémie globale et catastrophique, mais nul n’avait jugé bon de se préparer à faire face une telle vague, sauf dans une certaine mesure des pays d’Asie de l’Est ayant fait l’expérience des épidémies, notamment le coronavirus SARS CoV 1 en 2002-2003 ou la grippe H1N1 en 2009. Suite à quoi le gouvernement français avait organisé une politique de barrière anti-pandémique minimale , qu’il s’était, comme on le sait maintenant, empressé d’annuler par la suite.

De multiples et pertinentes analyses ont montré comment le productivisme délirant de ces dernières décennies avait contribué à la dégradation des espaces naturels, favorisant les transmissions virales, comment la gestion néolibérale catastrophique du monde et la dérégulation systématique exigées par les puissants, avaient favorisé au nom du « libre échange » et de la concurrence « libre et non faussé », l’accroissement des inégalités (sanitaires notamment) et l’irresponsabilité écologique et sociale[2]. Avec, comme on le constate, toutes leurs conséquences, immédiates ou à terme, résultats de l’organisation économique et sociale en place… Comme on le sait les catastrophe naturelles ne sont naturelles que dans leurs causes.

Lors des grandes catastrophes, on appelle en général l’armée à la rescousse. Pour assurer ou prétendre assurer la sécurité et l’ordre dans les rues, mais aussi pour utiliser, des chaines de commandement bien rodées et des capacités logistiques (moyens de transports, d’équipements, de matériels, médicaments…), pour acheminer les secours ou produits nécessaires, organiser des évacuations, etc.

Qu’en est-il cette fois-ci ? Dans tous les pays on a eu recours aux forces armées, mais pourquoi faire et comment ?

Militaires face au virus : des capacités limitées et diverses « résiliences »

En matière d’action concrète, la contribution militaire est assez limitée. Cela ne signifie pas que des militaires ne s’impliquent pas, comme d’autres. Par exemple en France, dès le premier jour et comme c’est le cas, en temps de crise normale, les hôpitaux militaires ont été mobilisés aux côtés des autres hôpitaux publics (sauf que ces hôpitaux militaires ont été « restructurés » eux aussi comme le démontre en 2016 la fermeture de l’hôpital d’instruction des armées du Val de Grace qui fonctionnait depuis…1796).

L’opération Résilience proclamée par Emmanuel Macron devant le petit hôpital militaire de campagne (laborieusement installé à Mulhouse avec moins d’une trentaine de poste de réanimation) est opérationnelle depuis le 25 mars comme « contribution des armées à l’engagement interministériel contre la propagation du Covid-19 ». Elle engage quelques moyens : des hélicoptères (3 Caracals et 2 Pumas de transport auquel se sont ajoutés 2 NH90 Caïman qu’on vient d’équiper), un Airbus A330 médicalisé, et les mouvements de deux porte-hélicoptères partiellement équipés en petit hôpitaux, en particulier vers les Antilles et l’océan Indien[3]. Au plus fort de la crise sanitaire en Ile de France l’armée annonçait une capacité de transfert d’une trentaine de malades hors d’Ile de France vers d’autres régions. Des capacités somme toutes limitées.

A une échelle plus vaste, la même modestie peut être constatée. Jens Stoltenberg, le lugubre boute-en-train danois qui assure le secrétariat général de la (théoriquement) plus importante coalition militaire mondiale, à savoir l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), s’est « félicité », dès le 18 mars 2020, de « la réponse rapide des Alliés » à cette pandémie[4]. Notons qu’il a d’abord et avant tout fait deux constatations : premièrement « nos forces restent prêtes à préserver la sécurité des pays de l’OTAN » (signifiant rassurez-vous brave gens, si les Russes veulent profiter de la situation pour nous attaquer, nous sommes là) ; deuxièmement, les conditions sanitaires  d’entrée dans les locaux de l’OTAN à Bruxelles sont « garanties ». Puis la plus grande coalition militaire a pu, à la hauteur de sa puissance, communiquer de temps en temps des nouvelles : un avion turc a apporté du matériel en Espagne, deux avions espagnols sont venus chercher des respirateurs en Allemagne, un avion allemand a transporté deux malades depuis Strasbourg jusqu’à Ulm[5], etc. Et un général américain du commandement suprême (SACEUR) Tod Wolters a été chargé de coordonner ce très modeste pont aérien, seulement à partir du 2 avril.

Du côté de la plus grande entreprise du monde, qui est une entreprise militaire, le Département de la défense des Etats Unis (DOD), même son de cloche. Premièrement la sécurité sanitaire à l’entrée du Pentagone et dans les autres centres de commandement est assurée. Mieux, comme l’a souligné le chef d’état-major interarmées Mark Milley : « pour toutes nos missions y compris toute mission nucléaire, il y aura suffisamment de soldats et de dirigeants en bonne santé capables de commander ! » Tandis que Jonathan Rath Hoffman, assistant du Secrétaire à la défense, soulignait que les « capacités de dissuasion américaine étaient préservées »[6]. Y compris en Mer de Chine, malgré le fait que des cas de Covid19 ont été constatés sur les deux porte-avions géants Ronald Reagan et Theodore Roosevelt[7], (tout cela signifiant : des fois que les Chinois profiteraient de la situation pour attaquer nous restons prêts).

Il est vrai que si l’on sait que des militaires français de Barkhane au Sahel sont infectés, on ignore la situation – qui n’a guère de raison d’être différente – des soldats russes ou chinois… qui restent bien entendu eux-aussi sûrement prêts à toutes éventualités, par exemple en Syrie ou dans le Sin-Kiang des fois que les Américains profiteraient de la situation pour nous attaquer.

Ce qu’on ne sait pas bien non plus, compte tenu des faibles informations rendues publiques, c’est ce que sont devenues les grandes manœuvres prévues en mars avril Defender Europe 20 et Aurora 20 qui devaient engager des dizaines de milliers de soldats, et dont l’un des objectifs était de vérifier la capacité de l’armée étatsunienne de traverser l’Atlantique pour se positionner avec des troupes européennes aux frontières russes. Par contre, Français et Néerlandais ont maintenu leur exercice aéronaval, l’exercice Frisian Resilience (une autre résilience dont on n’a guère parlé) qui a rassemblé du 23 au 27 mars, Rafale-marines français, F16 et F35 néerlandais[8]. Ils se sont alternativement associés ou opposés lors d’exercices de combat aérien. Les Rafale- marine mis en œuvre depuis le porte-avions Charles de Gaulle rencontraient les F-16 et F-35 néerlandais qui décollaient de la base aérienne de Leeuwarden aux Pays-Bas. Tout le monde n’était donc pas confiné en mars, mais en avril, suite à des cas COVID19 constatés, notre porte-avion est parti ensuite se confiner à Toulon.

Résumons : les armées nous protègent, sinon des attaques d’un virus, du moins d’une hypothétique guerre possiblement imminente avec des matériels sophistiqués, énergivores et onéreux. Avec ce qui reste, elles font ce qu’elles peuvent sur le terrain de la pandémie, avec des matériels moins sophistiqués, moins énergivores et moins onéreux, et elles peuvent peu. Contrairement à ce qu’imagine le grand public, leurs capacités logistiques et sanitaires « ordinaires » ne sont plus ce qu’elles ont pu être. Un rapport de l’OTAN, Resilience and article 3 (toujours le mot Résilience, ce doit être une mode), a d’ailleurs très bien expliqué pourquoi[9] : constatant que depuis la fin de la guerre froide les activités militaires dépendent de plus en plus de capacités et moyens civils commerciaux, « dans de nombreux domaines des ressources et des infrastructures essentielles sont contrôlées et mises en œuvre par le secteur privé »  ; ainsi par exemple « 90% des transports pour des opérations militaires importantes sont loués ou réquisitionnées à partir du secteur commercial », tout comme « 30% des communications satellites », et 75% des contributions logistiques aux opérations militaires de l’OTAN viennent « des infrastructures et services commerciaux ». L’article ajoute : « conduit par l’objectif de maximiser l’efficacité et de faire des profits, le secteur privé a éliminé les sureffectifs coûteux pour le business ». Pourtant, apprend-on aussi, de tels moyens « sont indispensables pour maintenir la continuité des gouvernements, les services essentiels et pour être utilisés en tant que sauvegardes en période de crise ». Conclusion : « la privatisation de moyens possédés auparavant par les gouvernements, la profonde dépendance envers des capacités civiles liées par des pratiques commerciales », se sont considérablement développées. Au détriment de l’efficacité…

Plusieurs pays ont eu recours aux armées – dans la mesure des moyens de celle-ci – mais aussi à des gesticulations militaires (blindés et patrouilles dans les rues), voire pire, comme l’armée slovaque chargée de « confiner » l’ennemi intérieur en encerclant des quartiers Roms ou l’armée hongroise pressée de repousser les migrants.

En France, jusqu’à présent, l’armée n’a pas été envoyée de manière ostensible dans nos rues. Résilience s’ajoute simplement à Sentinelle, l’opération de sécurisation antiterroriste. De ce point de vue il n’est pas inintéressant de rappeler ce que disait en 2017 le colonel Michel Goya sur cette dernière opération toujours en cours : « on n’a jamais trouvé quelque part le moindre indice d’une attaque dissuadée par la présence de nos soldats (…), la vraie question est de savoir si cet investissement n’aurait pas été plus utile ailleurs. Avec un milliard d’euros, on aurait pu en faire des choses pour lutter contre les groupes terroristes (…). Les failles énormes que l’on a pu constater de 2012 à 2015 [dans les services de sécurité] étaient surtout des problèmes organisationnels mais, comme dans les forces armées, ce type de problème a été considérablement aggravé par les « rationalisations » et regroupements en tous genres que la recherche de petites économies sur les services publics a provoqués »[10].

Sécuritisation, complexe militaro-sécuritaire et choc d’après

Tout le monde a pu constater cependant, l’utilisation systématique du recours au vocabulaire militaire notamment du « commandant en chef » Emmanuel Macron (« nous sommes en guerre », « première et deuxième ligne », « montée au front », « armée des ombres », etc.). Il ne faut pas voir dans cette surutilisation des termes guerriers de simples métaphores. Mais bien l’indice d’une tendance lourde, celle de la sécuritisation.

La sécuritisation, c’est la transformation sociale des problèmes publics en enjeux de sécurité, quand les Etat définissent certains problèmes politiques ou sociaux comme autant de « menaces existentielles » et donc comme questions de « sécurité fondamentale » que l’on résout par des moyens particuliers, et exorbitants des pratiques communes (militaires et policiers, juridiques, politiques, idéologiques…)[11].

Bien entendu une pandémie comme celle de 2020 exige des mesures extraordinaires, le confinement, des traitements médicaux et mesures sanitaires très particulières, la distanciation physique. Remarquons que parler de distanciation sociale est un non-sens – ou un sens pervers -, car ce qui est nécessaire en de telles périodes c’est plus de cohésion et de solidarité et moins de distanciation et d’aveuglements sociaux, plus d’engagement et moins de passivité. Mais surement pas de mise en cause des libertés fondamentales, de dénonciations des classes dangereuses, de xénophobie outrancière et de repli nationaliste. Comme le souligne l’écrivain Alain Damasio : « Mettre en scène l’anxiété, la stimuler par des statistiques partielles et cumulatives, en appeler à l’affect si facile à maximiser qu’est la peur, la répandre intensément par une inflation médiatique obscène, est une stratégie classique pour faire avaler le tout sécuritaire »[12]. Hier c’était l’état d’urgence que l’on a justifié par la guerre au terrorisme, avant d’en faire par ordonnances l’état normal (un terrorisme qui fait en France – heureusement – beaucoup moins de morts que le coronavirus, et encore moins que la pollution).

Le risque est grand, au-delà de la pandémie, d’un renforcement des logiques autoritaires et d’un affaiblissement des droits démocratiques, sociaux et culturels, une tendance déjà en œuvre depuis des années dans tous les pays, y compris dans le nôtre, ou chaque pas en arrière en matière de droit n’est pas ensuite retiré mais pérennisé. Une catastrophe est une occasion de mettre en œuvre des mesures qui, en temps normal, rencontreraient une grande opposition, et de les pérenniser dans le droit commun. La « stratégie de choc » du capitalisme du désastre, dénoncée depuis 2007 par Naomi Klein[13], en quelque sorte. D’autant qu’avec le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité d’autres catastrophes s’annoncent imminentes.

Il ne faut pas négliger aussi que la situation va favoriser une partie de l’appareil économique de notre pays, le « lobby militaro-sécuritaire » (les industries d’armements et les nouvelles industries de « sécurité » qui sont souvent les mêmes et les systèmes financiers et politiques qui leurs sont liés). Comme le remarque Claude Serfati, les entreprises liées à la défense représentent le cinquième de nos exportations totales, et « reçoivent chaque année plus d’1 milliard d’euros au titre du Crédit impôts recherche, à comparer avec les 500 millions promis le 20 mars 2020 aux chercheurs par Emmanuel. Macron ». Les dépenses sécuritaires et militaires ont crû deux fois plus vite ces dernières années que les dépenses sociales tandis que celles consacrées aux équipements collectifs et logements baissaient[14].

Le 12 avril 2020

 

Bernard Dreano est membre

du centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale (CEDETIM)

 

[1] Sun Tzu : L’Art de la guerre, traduit par Jean Levi, éditions Pluriel

[2]  On peut notamment consulter la publication régulièrement actualisée des éditions Syllepse Covid-19, un virus très politique, sur le site des éditions : https://www.syllepse.net/.

[3]  Ces portes hélicoptères sont censés disposer de capacités hospitalières dont 7 lits de soins intensifs correspondant en théorie aux besoins d’un ville de 25 000 habitants. Cinq navires de ce type ont été construit depuis 1997, dont deux, initialement prévus pour les Russes, ont été vendus au maréchal égyptien Sissi (payés avec de l’argent saoudien).

[4]  Communiqué de l’OTAN du 18 mars 2020 https://www.nato.int

[5]  Des mouvements de ce type, à partir de la France, impliquant l’Allemagne, le Luxembourg et la Suisse n’ont d’ailleurs pas été organisés par l’OTAN mais par l’European Air Transport Command (EATC), une structure particulière à sept pays européens.

[6] https://www.defense.gov/Explore/News/Article/Article/2137265/dod-continually-examines-modifies-covid-19-response/But even with all these actions, the U.S. armed services are a warfighting force. Readiness is key to deterrence and « we will smartly do whatever it takes to maintain the readiness of the force, »

[7] Le commandant du Theodore Roosevelt, Brett Crozier, a été sanctionné par son ministre car sa demande de débarquement des malades et d’isolement de l’équipage a été rendue publique, puis ce ministre de la marine, Thomas Modly, a été « démissionné » par son Président, pour sanction inadéquatement rendue publique.

[8] Rappelons, pour avoir un ordre d’idée, que le coût unitaire de ces Rafales marines est de l’ordre de 100 millions d’euros et celui des F35, imposés par le lobby militaro-atlantique à plusieurs membres de l’OTAN va de 100 à 300 millions de dollars selon les versions et qu’ils consomment tous de 3 à 4000 litres de kérozène à l’heure.

[9] Resilience and Article 3 https://www.nato.int/cps/en/natohq/topics_132722.htm.  L’article 3 du traité de l’Atlantique demande aux membres de l’alliance de renforcer leurs capacités militaires individuelles et collectives.

[10]  Michel Goya , La voie de l’épée, 1er octobre 2017 « Les gardiens de l’impossible » https://lavoiedelepee.blogspot.com/2017/10/les-gardiens-de-limpossible.html

[11] Bernard Dreano : « Les guerres de dislocation et la « sécuritisation du monde », Contretemps n°39, Penser la guerre, éditions  Syllepse, octobre 2018.

[12] Alain Damasio : «La police n’a pas à être le bras armé d’une incompétence sanitaire massive », Entretien avec  Nicolas Celnik, Libération  31 mars 2020.

[13] Naomi Klein :  La stratégie du choc » : la montée d’un capitalisme du désastre », éditions Actes Sud, 2007.

[14] Claude Serfati : « France. Les choix industriels amplifient la catastrophe sociale. Contribution au débat pour le plus jamais ça », alencontre.org/europe/france/france-les-choix-industriels-amplifient-la-catastrophe-sociale-contributionau-debat-pour-le-plus-jamais-ca.html

 

 

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